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Les Alleon, Deux Siecles de Presence Francaise a Istanbul - English version

by Christophe Alléon

Le souvenir que garde Istanbul des Alléon est celui d’une illustre famille Pérote du XIX° siècle. Peu de gens savent que ce renom est dû à trois riches financiers français, ayant fondé au milieu du XIX° siècle la première banque de l’Empire ottoman.

La plupart ignore que cinq générations d’Alléon se sont succédé à Constantinople, pendant près de deux siècles.

Voici, en quelques portraits, ce que furent les Alléon de Péra.

Premiere Generation

A l’origine, il y eut le grand-père, Jean-François Alléon. Huitième d’une famille de onze enfants, il naquit en France, dans le petit village ardéchois de Boulieu, le 4 avril 1707. Son père, apothicaire, lui apprit son métier. Puis, probablement dans une des facultés de sa région, Jean-François compléta sa formation par des études de médecine.

Ses diplômes acquis, c’est à dire vers 1730, Jean-François prit la décision de partir vivre à Constantinople. On ne sait pas exactement ce qui motiva un tel choix. La tradition familiale nous dit, avec la complaisance que l’on sait, qu’à cette époque le sultan avait pour favorite une femme originaire de la même région que Jean-François. Ne sachant se soigner qu’avec des potions à base de plantes que préparaient les apothicaires de sa contrée, la jeune femme aurait émis le souhait d’avoir à sa disposition un de ces pharmaciens. C’est ce qui aurait attiré Jean-François à Constantinople.

Il s’installa dans le quartier de Galata, et travailla pour le compte de l’Ambassade de France, où il occupait officiellement la charge de chirurgien de la nation française. Son rôle consistait bien entendu à soigner ses compatriotes, mais aussi à délivrer les patentes de santé aux navires, à assister les missions militaires françaises dans la région, à servir d’intermédiaire commercial entre ses patients indigènes et les marchands de passage. Ce statut de médecin à tout faire fit rapidement de Jean-François quelqu’un de reconnu et recherché dans l’échelle, et surtout auprès du sérail qui, ne l’oublions pas, serait à l’origine de sa venue en Turquie.

Ce serait d’ailleurs en sa qualité de médecin du sultan qu’il aurait été, un soir, appelé au chevet de la favorite, gravement malade. Chargé de la soigner, Jean-François l’aurait guérie. Le sultan aurait alors décidé, pour lui marquer sa gratitude, de lui offrir quelque chose de significatif. Pour ce faire, il l’aurait conduit dans une plaine, non loin de la forêt de Belgrade, et lui aurait signifié qu’aussi loin qu’il pouvait voir, les terres lui appartiendraient. Jean-François, audacieux, serait alors remonté sur son cheval afin d’allonger son champ de vision et acquérir ainsi, d’un seul coup d’œil, quelques hectares supplémentaires.

De la longue carrière de Jean-François en Orient, une anecdote mérite d’être soulignée. A son arrivée au pouvoir, en 1774, le sultan Abdül-Hamîd Ier désigna Jean-François comme étant l’un de ses quatre médecins personnels. Mais Abdül-Hamîd accédait au trône Osmanli avec un lourd secret dans ses bagages. Laissons le comte de Saint-Priest, ambassadeur de France à Constantinople à cette époque, nous le dévoiler : « Il est venu à ma connaissance un détail assés singulier de l’état phisique et corporel du grand Seigneur. Sultan Abdül-Hamîd est monté sur le thrône âgé de 49 ans. Un point bien essentiel pour l’Empire étant d’y voir naître des héritiers, ses sœurs se sont empressées de lui envoyer de belles esclaves Géorgiennes et Circassiennes qui n’assureront pas la succession au thrône, ce prince étant convenu lui-même de son impuissance actuelle ». Aussi, le secret était-il jalousement gardé, et seule la sœur d’Abdül-Hamîd, Esmâ sultane, en avait la confidence. Pour venir en aide à son frère, elle fit appeler Jean-François en cachette, pour soigner son frère : « Ce Prince, à l’instigation sans doute de sa sœur Esma Sultane, a pris le parti d’appeler ce chirurgien et de s’en faire visiter […] Sa Hautesse confessa son impuissance actuelle dont l’époque remonte un peu avant son avènement au trône, ayant eu jusqu’alors l’usage de ses facultés. Aléon a trouvé qu’il ne manquait rien à la conformation, a proposé quelques remèdes propres à rendre du ton aux solides, […] et promis d’entreprendre sa guérison ». Mais, sans le savoir, Jean-François venait d’entrer dans une importante intrigue de palais. Sa visite n’étant pas passée inaperçue, il fut convoqué le lendemain même par le Hékîm bâchï, le médecin en chef du palais, et dut expliquer la raison de sa visite. A partir de ce jour, on commença à raconter que le souverain, dont par ailleurs la politique n’était pas du tout populaire, était dans l’incapacité de donner des héritiers au trône. Au palais, les regards se tournèrent alors vers les autres prétendants du moment. Et là, mauvaise surprise : la dynastie Osmanli n’en comptait sur le moment plus qu’un : Selîm, le fils de Mustaphâ III. Il n’était alors âgé que de quatorze ans. Et, bien sûr, ce seul géniteur potentiel de la dynastie refusa d’engendrer tout héritier tant qu’il ne prendrait pas la place de son oncle. Comme l’écrivit l’ambassadeur de France à son ministre : « Il reste à craindre pour lui (Selîm) les malheurs épidémiques, telle que la peste et la petite vérole. On ne peut s’empêcher de frémir lorsqu’on songe si on avait le malheur de le perdre, aux troubles dont l’Empire ottoman ne manquerait pas d’être déchiré pendant le reste du règne d’un prince aussi faible que le sultan régnant et surtout après sa mort […] La nécessité d’avoir des héritiers de l’Empire obligera de le mettre sur le trône ». Au palais, certains intriguèrent donc pour empêcher Jean-François Alléon de soigner ce sultan ottoman impuissant et impopulaire. Saint-Priest ne dit pas quelle fut l’influence de Jean-François Alléon sur ces événements, mais toujours est-il qu’Abdül-Hamîd Ier eut des enfants, dont un fils, Mahmûd, en 1785 (le futur Mahmûd II, sultan de 1808 à 1839). Quant au jeune Selîm, il dut attendre le décès de son oncle, en 1789, pour lui succéder.

Outre le fait de côtoyer un des hommes les plus puissants du monde en son temps, Jean-François était l’un des rares occidentaux à être admis au sérail de Topkapi. Il avait, ainsi que sa femme, qui y pratiquait les accouchements, l’immense privilège d’avoir accès à l’intérieur du harem impérial.

Jean-François Alléon mena à Constantinople une carrière bien remplie. C’est dans cette ville qu’il décéda le 30 décembre 1775, à l’âge de soixante-huit ans.

Il avait épousé, le 3 mai 1747, en l’église Saint-Pierre Saint-Paul de Galata, Thérèse Marchand, une jeune femme dont on ne sait presque rien, et qui lui survécut jusqu’en 1815.

De cette union naquirent à Constantinople quatre enfants :

- Marie-Madeleine (dite Yaya), née le 11 septembre 1749. Elle se maria le 20 novembre 1775 avec un négociant français originaire de Lyon, Ange Rambaud (1733-1807), qui, à Constantinople, avait perdu sa mère et son frère aîné de la peste. Rentrée en France en 1785, elle sauva son mari de la guillotine pendant la Révolution. En effet, celui-ci avait été condamné à mort, mais elle faisait régulièrement reculer le jour de l'exécution en donnant peu à peu son argent et tous ses bijoux à ses geôliers, jusqu’à ce qu’Ange Rambaud soit relâché le 26 mai 1795, après la chute de Robespierre. Marie-Madeleine Alléon décéda à Marseille le 18 mars 1847, à l’âge avancé de 98 ans.

- Catherine, née le 4 mai 1757, elle épousa le 2 juin 1782 Pierre Olive, marchand originaire de Marseille. Rentrée dans cette ville en 1787, elle était voisine de sa sœur Marie-Madeleine, rue Grignan. Catherine mourut, comme sa sœur, à Marseille, à l’âge de 97 ans (le 11 janvier 1854).

- Claude-François, né le 13 mars 1761. Il mourut sans postérité à Constantinople, à l’âge de vingt-trois ans (le 18 septembre 1784).

- Jacques, qui fut le seul enfant de Jean-François à faire souche à Constantinople. C’est le père des trois fameux financiers. Entre la belle histoire du grand-père médecin impérial et la riche histoire des petits-fils financiers, la courte histoire du père pourrait paraître ténue. En effet, Jacques mourut à un âge plutôt jeune, quarante huit ans. Il ne réalisa pas de grandes choses dans sa vie. Mais le fait qu’il ait subi à Constantinople les tourments de l’histoire de France rend sa vie très intéressante. Voici son portrait en quelques lignes.

 

Tombe de Jean-François Alléon (1707-1775) | Marie-Madeleine Alléon-Rambaud (1749-1847). A Marseille, elle continua à porter le fichu et le turban traditionnel des levantines.

Deuxieme Generation

Jacques François naquit le 10 mai 1753. Parti à dix ans faire ses études en France, il revint à Constantinople quelques années plus tard, et travailla dès 1775 comme commis dans une maison de commerce de l’échelle. Après douze ans d’expérience, il fonda son propre établissement, en 1787. Il faisait venir de France, par bateaux, toutes sortes de marchandises, qu’il revendait à Constantinople. Les bateaux repartaient ensuite vers la France, chargés par ses soins de produits turcs. Malheureusement, le moment était bien mal choisi car deux ans plus tard débutait en France une période de troubles, d’instabilités et de tourments importants : la Révolution.

Celle-ci ne fut pas sans conséquence pour les négociants de ce pays installés à Constantinople : l’ambassadeur de France, représentant du roi, fut relevé de ses fonctions, et les diplomates de l’ambassade, représentants d’un gouvernement régicide très impopulaire au sérail comme au Vatican (tous les fonctionnaires de la République furent excommuniés par le pape), se virent quasiment tous contraints de démissionner. Sans soutien diplomatique, livrés à eux-mêmes, huit des douze négociants que comptait l’échelle de Constantinople, abandonnèrent la nationalité française pour demander la protection d’autres nations, et ainsi préserver leurs intérêts. Jacques Alléon choisit de rester fidèle à son pays. Ce n’était pas la bonne option. Il fut en butte à plusieurs difficultés, comme la confiscation des marchandises qu’il envoyait en France dans le cadre de ses activités commerciales. Cependant, tant bien que mal, il réussit à sortir de l’épisode révolutionnaire en évitant la faillite.

Le 2 juillet 1798, à peine Jacques s’était-il remis de la Révolution française, qu’une nouvelle crise se déclara : l’invasion de l’Egypte par Bonaparte. Ce pays était sous domination ottomane depuis plus de trois siècles. Dès qu’il apprit cette invasion, soit le 9 septembre, le sultan Sélîm III déclara la guerre à la France. Un vent de folie souffla alors sur Constantinople. Tout ce qui, de près ou de loin, avait un rapport avec la France servit de cible à la vengeance des ottomans. Faisant fi du droit des ennemis en temps de guerre et de l’inviolabilité des chancelleries, les armées turques organisèrent une vaste chasse à l’homme qui s’étala sur plusieurs jours, et durant laquelle personne ne fut épargné : diplomates, négociants, artisans, religieux, tous furent appréhendés et mis en captivité. Tous leurs biens furent confisqués et vendus aux enchères pour le compte du gouvernement turc. Au début, Jacques Alléon se cacha pour éviter la prison. Séparé de sa famille, il vit tous ses biens confisqués et revendus. Mais, très vite, et fort de son expérience douloureuse dans la crise de la Révolution française, il demanda la protection de la république de Raguse pour sauver ses intérêts. Cette renonciation de nationalité lui permit d’éviter la longue captivité qu’eurent à subir ses compatriotes, puisqu’ils furent tous emprisonnés jusqu’à la fin de la campagne française en Egypte, soit jusqu’en septembre 1801.

C’est précisément en ce mois de septembre 1801, le 12, que Jacques Alléon mourut. Il était âgé de 48 ans.

Il s’était marié en 1790 avec Sophie Fonton, une jeune femme de vingt ans. Sophie était issue d’une grande famille française de drogmans, installée à Constantinople depuis 1670. Ils eurent sept enfants. Détail amusant, en France, les Fonton étaient originaires d’Alixan, un village distant de moins de cinquante kilomètres de celui des Alléon ! A la mort de Jacques François, l’aîné de ses enfants avait neuf ans, la plus jeune treize mois.

Les quatre filles étaient :

- Marie. Baptisée le 29 novembre 1793 à Saint-Pierre et Saint-Paul, elle épousa le 28 avril 1822, Philippe Romani, plus tard premier drogman du Danemark à Constantinople. Elle mourut en janvier 1864.

- Thérèse. Née le 27 janvier 1795 à Constantinople. Elle épousa pour sa part, le 1er octobre 1821, le premier drogman de l’ambassade d’Angleterre à Constantinople : Frédéric Pisani. Thérèse Alléon décéda le 1er décembre 1877. La famille Pisani était vénitienne, et à l’image de Frédéric, un grand nombre de ses membres furent des drogmans ou des diplomates.

- Françoise. Née dans le courant de l’année 1798 à Constantinople, et baptisée à la maison. Nous ne savons rien de plus à son sujet.

- Christine. Née le 3 août 1800 à Constantinople. Epouse de Jacques Salzani, banquier originaire de la province de Naples (plus précisément du village de Cava de’Tirreni), dont le grand-père Domenico (1705-1760) arriva à Constantinople vers 1740 comme consul de France. Christine décéda le 19 novembre 1836, à Constantinople, non sans avoir laissé au moins trois enfants.

Les trois fils étaient Jacques (1792-1876), Antoine (1797-1881) et Jean (1799-1879). Ce sont les trois fameux financiers, qui marquèrent leur époque et leur ville. En conséquence de l’absence du père, ce fut Jacques qui, très tôt, protégea la fratrie. Professionnellement, ce fut lui aussi qui dirigea ses frères dans leur carrière. Ainsi, Jacques était la vitrine, le leader flamboyant. Contemporain des Rothschild, Fould, Pereire et Sina (l’homme le plus riche de son temps), il était aussi leur ami. Antoine et Jean venaient derrière. Ils étaient les administrateurs, les gérants. C’est donc principalement à travers le portrait de Jacques que nous allons présenter leurs actions.

Troisieme Generation

Jacques François Antoine, naquit le 20 juillet 1792 à Constantinople, presque en même temps qu’un autre grand financier du XIX° siècle qu’il connut bien : le futur baron James Mayer de Rothschild. Après des études au collège Saint-Benoît de Constantinople, il commença sa carrière en tant que commis chez des négociants de la ville, Stephani Stephano jusqu’en 1818, puis Auguste d’Alayer. De ce passage, nous retiendrons que Jacques trempa dans le commerce déjà très lucratif des munitions de guerre.

En 1822, à 30 ans, soucieux de voler de ses propres ailes, Jacques s’associa avec un négociant de 38 ans son aîné, Georges Cingria, pour fonder une maison de commerce. L’association fut de courte durée, car exactement un an après avoir obtenu l’autorisation d’exercer par les autorités françaises, Georges Cingria mourut. Sur les fondations de leur établissement, Jacques bâtit alors sa propre maison de commerce : la maison Jacques Alléon et Cie. Deux de ses principaux partenaires étaient bien sur Antoine et Jean. Rapidement, les frères Alléon glissèrent du négoce à la finance, les deux activités étant étroitement liées à cette époque.

Les vingt premières années d’activité de Jacques Alléon engendrèrent une montée en puissance de son établissement, qui l’amena à la tête de la place financière turque. De ce fait, son principal client fut très vite le gouvernement ottoman, pour lequel il devint l’homme de confiance en matière de finance. Ainsi, nous le retrouvons dans de nombreuses opérations d’envergure liées à la Sublime Porte comme :

  • L’encaissement de la dette d’émancipation de la Grèce envers la Turquie (1834),
  • L’immense travail de collecte des vieilles monnaies de cuivre de l’Empire (1834-1842),
  • Le prêt de sommes importantes au Trésor (1840),
  • Et, de loin la plus lucrative, l’affermage de revenus de l’Empire. En effet, à l’instar des fermiers généraux de l’ancien régime en France, Jacques Alléon avançait au Trésor le montant des impôts de certaines régions (Smyrne, Macédoine) pour se rembourser ensuite en recouvrant directement les fonds auprès des contribuables des provinces considérées. Il est aisé d’imaginer les bénéfices énormes que Jacques dût retirer de ces opérations. En plus de ces actions pour le compte du gouvernement, Jacques Alléon en effectua d’autres pour son propre compte, comme par exemple l’exportation vers Londres en 1840 de grosses quantités d’opium, au moment où l’Empire britannique connaissait une grave pénurie de cette drogue, puisqu’en guerre contre la Chine à ce sujet.

Ces vingt années de prospérité apportèrent à Jacques Alléon et à ses frères richesse, reconnaissance auprès des grands banquiers européens, et confiance auprès des fonctionnaires turcs. En revanche, la situation financière de l’Empire ottoman était mauvaise. Les revenus de l’état avaient un mauvais rendement. Certains étaient encore perçus en nature ! (d’où l’utilité de remettre les impôts à ferme à des négociants). De son côté, l’armée absorbait à elle seule pratiquement tout ce qui rentrait dans les caisses du Trésor. Le gouvernement, en manque constant de liquidités, en était réduit depuis longtemps à utiliser des expédients pour avoir de l’argent. L’un d’eux consistait à faire des profits sur les monnaies, en en battant beaucoup. Mais cette mesure eut des conséquences désastreuses. Elle désorganisa le commerce qui, pour s’en sortir, exporta le peu de monnaies d’or et d’argent de bon aloi que possédait l’Empire : la mauvaise monnaie chassait la bonne. Cette fuite de métaux précieux fit monter les taux de change de la piastre turque par rapport aux monnaies européennes, et finit par affoler le gouvernement. Ce dernier demanda conseil à Jacques. Le financier qu’il était préconisa toute une série de mesures qu’il jugeait indispensables à mettre en place. Entre autre : le retrait de toutes les monnaies altérées, la création d’une nouvelle monnaie d’or et d’argent, le développement de l’agriculture, une politique de maintien par le gouvernement du change au pair sur l’Europe, et d’autres encore. Il précisa en outre que toutes ces mesures étaient dépendantes les unes des autres.

Le gouvernement lui proposa de prendre la responsabilité du dernier point cité, avec l’appui d’un autre puissant banquier de la place, Théodore Baltazzi. C’est dans ce contexte que les deux hommes passèrent le 25 mai 1843 un contrat avec la Sublime Porte, dans le but d’assurer ce maintien du change pour une année, pendant que les ministres ottomans s’engageaient à réaliser les autres points conseillés par Jacques.

Il est intéressant de noter que ce fut par ce contrat, à cette date et avec ces deux financiers que se forma officieusement la première banque de l’Empire ottoman. C’était une banque d’état et d’émission. Elle avait le privilège d’émettre des billets de banque porteurs d’intérêts, les Caïmés.

Malheureusement, au bout de quelques mois, Jacques se rendit compte que le seul point contractuel respecté par le gouvernement était celui qui concernait la création d’une nouvelle monnaie. Et, en plus, l’hôtel des monnaies en profitait encore pour gagner de l’argent sur cette création. Jacques expliqua à la Sublime Porte que Baltazzi et lui n’arrivaient à respecter leurs engagements que grâce à leur seul crédit et à la confiance que leur accordaient leurs partenaires européens (principalement les Rothschild et les Sina). En conséquence, ils ne souhaitaient plus continuer dans ces conditions dangereuses pour eux. Mais le gouvernement les y obligea et ils furent tenus d’accepter.

Des démêlés personnels entre Jacques Alléon et Théodore Baltazzi obligèrent ce dernier à se faire remplacer par son frère Emmanuel pour les années suivantes. Mais ce changement à la tête de la banque n’affecta en rien son activité. Grâce à elle le change se maintenait, et du coup le commerce et le gouvernement ottoman respiraient. L’établissement se structurait, détachait des agents à l’intérieur de l’Empire (Salonique, Mossoul…), en Europe (Londres, Marseille, ou Paris), et remplissait sa fonction principale avec un certain succès, malgré la crise révolutionnaire française de 1848 qui ébranla les états européens et turc. En 1849, la banque prit le nom officiel de Banque de Constantinople (der Saadet Bankasi). Le capital déposé par le gouvernement était de 25 millions de piastres. Emmanuel Baltazzi et Jacques Alléon prirent la fonction de directeurs de l’établissement. Mais cette banque, du fait de l’absence de politique financière gouvernementale, ne parvenait à maintenir le change au pair qu’en donnant de fortes pertes au Trésor (12 à 15 millions de piastres annuel) et surtout grâce à la garantie particulière et l’estime qu’avaient ses dirigeants auprès des financiers européens.

Forcément, au bout de quelques années, le non-respect de l’application des réformes financières demandées par Jacques Alléon, les prémices de la guerre de Crimée, mais aussi et surtout l’incurie et l’incompétence des fonctionnaires ottomans en matière de finances eurent raison de cette banque. Ce dernier point mériterait d’être développé, car les exemples d’irrégularités ne manquent pas à ce sujet :

  • Omission du versement des appels de fonds nécessaires aux paiements des échéances sur l’Europe par le ministre des finances.
  • Abus perpétuel de l’hôtel des monnaies sur ses frappes,
  • Ministres qui puisaient allègrement dans les caisses de la banque, allant jusqu’à entamer le capital même de l’établissement,
  • Emprunt quotidien de sommes colossales par le ministre de l’hôtel des monnaies et l’affermeur des douanes de l’Empire pour financer la liste civile du sultan.
  • Nafiz pacha, le ministre des finances, ira même jusqu’à emprunter des Caïmés ayant cours, pour les rembourser quelques mois plus tard par d’autres, qu’il avait lui-même annulés.

Ayant, comme son associé Emmanuel Baltazzi, largement entamé sa réputation dans cette expérience, Jacques Alléon demanda sa démission au grand vizir le 1er mars 1851. Mais, ne se trouvant pas de remplaçant, il accepta de continuer à exercer sa fonction de directeur, par complaisance. Il demanda néanmoins la liquidation à cette date. La Sublime Porte l’écouta, mais ne réagit qu’en janvier 1853. Elle nomma alors une commission de liquidation (composée de financiers grecs de la ville), et la Banque de Constantinople cessa d’exister dans le courant de l’année 1853.

Malgré tout ce qui a pu être écrit à son sujet, la Banque de Constantinople connut une fin honorable. Le scandale et la banqueroute publique de l’état turc furent évités. De justesse, mais ils le furent. La liquidation se passa sans heurt et sans faillite d’établissements commerciaux. Jacques Alléon y était pour beaucoup. Cependant, il ressortit de cette aventure affaibli.

A l’issue de cette expérience douloureuse, il avait soixante et un ans. Comme il l’écrivait lui-même dans une lettre au premier secrétaire de l’ambassade de France, le comte Vincent Benedetti, il voulait : « se retirer pour toujours des affaires financières de ce pays, car elles avaient failli (lui) faire perdre honneur, crédit et fortune ». Il aurait pu s’arrêter de travailler et vivre de ses rentes, il lui restait suffisamment de ressources. Il n’en fit rien ; il décida de continuer, mais en orientant ses activités différemment.

Tout d’abord, les trente ans d’expérience dont il bénéficiait en matière de finances ottomanes lui permirent de continuer à travailler avec la Sublime Porte, mais sans plus aucun engagement personnel de sa part. On le retrouve en effet dans de nombreux projets, où Jacques se contenta de tenir un rôle de consultant :

  • Conseiller lors d’un emprunt que souhaitait contracter la Porte auprès des Pereire (1856).
  • Conseiller au sujet du projet de statut d’une nouvelle banque (1857).
  • Conseiller officiel du ministre turc des finances (1859).
  • Liquidateur de l’affaire dite des « maisons grecques de Marseille » (1861).

En parallèle, Jacques investit beaucoup dans l’immobilier. Il existait une expression à Constantinople à la fin de l’Empire qui disait « Alyon kadar zengin », que l’on pourrait traduire par : « aussi riche qu’Alléon ». Cette expression, reprise dans l’Istanbul ansiklopedisi, de Resat Ekrem Koçu, témoigne de la richesse des frères Alléon à cette époque. Jacques investit à Péra d’abord, il fit bâtir la Cité Alléon, un complexe comportant quatre corps de bâtiments, le tout contenant quarante-huit appartements et quelques magasins destinés à la location. La rue Alléon, le passage Alléon et la cité Alléon ont été construites entre 1870 et 1876. L’ancienne rue Alléon s’appelle aujourd’hui Gazeteci Erol Dernek sokak. L’ancienne cité Alléon s’appelle Alyon geçidi. Dans cette rue, en 1891, vivaient des médecins, des banquiers ou des hauts fonctionnaires, ce qui témoigne qu’à l’époque des Alléon le quartier était résidentiel, celui de la classe aisée.

Annuaire Cervati de 1891, page 632.

Plan Charles Goad de 1905 montrant la rue, le passage et la cité Alléon.

A Paris ensuite, il acheta ou fit bâtir plusieurs hôtels particuliers, de ces immeubles neufs équipés en égouts, eau et gaz, chers au baron Haussmann, et que l’on peut voir encore aujourd’hui autour de l’opéra (rue Volney, rue Scribe, rue Auber…).

Enfin, on le retrouve dès 1858 auprès de celui qui se disait son ami, Ferdinand de Lesseps, dans la construction du canal de Suez. Il participa au financement du projet, et fit partie du premier conseil d’administration de la célèbre compagnie universelle du canal de Suez.

En 1863, après que son seul fils eut refusé de reprendre ses activités, il céda sa maison de commerce à l’un de ses associés, Vincent Crespin, et se retira en France. Jacques Alléon y vécut sept ans, en région parisienne, dans son château de l’Etang-la-ville. Mais en 1870, les événements hostiles que connut la capitale (siège de la ville par les Prussiens, suivi de l’épisode révolutionnaire de la Commune de Paris) le firent se retrancher dans sa ville natale.

C’est là qu’il mourut, le 30 janvier 1876, presque en même temps que son ancien collaborateur viennois, le baron Georg Simon Von Sina. Sa maison de commerce avait probablement déjà disparu, en conséquence du décès soudain de Vincent Crespin, en 1866.

Homme réputé de son vivant, Jacques Alléon tomba dans l’oubli après sa mort. L’histoire l’a ignoré. Les ouvrages spécialisés dans les finances ottomanes citent généralement une phrase sur lui, pour associer son nom à la création de la Banque de Constantinople. Mais ils ne retiennent que l’échec de cette entreprise, la lui attribuant implicitement à cause du rôle qu’il occupait. Nous savons maintenant qu’il n’y fut pour rien. Au contraire, lui qui croyait en la Turquie moderne, fut l’un des premiers français à travailler avec l’état ottoman dans un secteur autre que militaire. S’il est sans doute un peu osé aujourd’hui d’affirmer qu’il fut le père fondateur du système monétaire turc et l’éminence grise de ses réformateurs ottomans (il travaillait dans leur ombre), il faut quand même admettre qu’aucun des puissants sarrafs arméniens, juifs ou grecs qui le précédèrent et lui succédèrent, n’a autant montré de volonté pour moderniser l’Empire. Il reste aussi, répétons-le, le créateur du premier établissement bancaire de Turquie. Cette seule action lui permet de se présenter le front haut devant la postérité.

Pour l’anecdote il fut aussi, entre 1832 et 1860, élu dix fois député de la nation française à Constantinople, c’est à dire représentant du commerce français dans cette ville, ce qui est un record de longévité en trois cent huit années d’existence de cette fonction.

Anobli au titre de comte par le pape Grégoire XVI en 1838, il eut l’exceptionnelle faveur de voir son titre reconnu par Napoléon III en 1866. Il fut aussi chevalier, puis officier de la légion d’honneur (1852), commandeur des ordres turcs du Nichan Iftihar et du Médjidié, chevalier de l’ordre romain de Saint-Grégoire le grand, de l’ordre espagnol de Charles III, de l’ordre de Russie de Saint-Nicolas, de l’ordre portugais du Christ, pour ne citer que les décorations et titres les plus importants.

Jacques Alléon s’était marié le 15 juillet 1820 avec Marie Marion (1797-1884), la fille d’un négociant livournais (François) et de Clara Bratis. Le couple Jacques-Marie eut en tout neuf enfants, qui naquirent tous à Péra ou à Büyükdere. Plusieurs n’atteignirent pas l’âge adulte : Félix mourut en 1822 à peine âgé d’un mois, Thérèse en 1832 à neuf mois, et Charles en 1838 à treize ans. Ce dernier était parti faire ses études en France. Il décéda à Marseille, loin des siens. Une autre fille de Jacques, Célestine, mourut à vingt ans en 1841. Sans doute devait-elle avoir une malformation cardiaque, car après une grossesse épuisante, elle décéda d’un arrêt cardiaque le lendemain d’avoir accouché d’un enfant mort-né.

Les cinq autres enfants étaient :

- Adelaïde, née le 3 avril 1823. Elle épousa à Constantinople le 31 octobre 1842 Joseph Cor, veuf de sa sœur aînée Célestine, et plus tard sous directeur aux affaires étrangères et professeur au collège de France. Ce gendre de Jacques Alléon passe pour avoir été l’éminence grise du grand vizir réformateur Mustafâ Rechîd Pacha, notamment lors de la rédaction du rescrit de Gülkhâne. Adélaïde n’eut qu’un seul enfant, qui embrassa une carrière diplomatique. Elle l’accompagna dans ses mutations et mourut ainsi à Hambourg le 8 mars 1895.

- Elisabeth (dite Babeth). Sœur jumelle d’Adélaïde, elle épousa Jean-Lucien Rouet en 1842. Jean-Lucien (1812-1871) et son frère Simon (1818-1848) quittèrent leur village de Saint-Germain Chassenay, en France, pour embrasser une carrière diplomatique à Constantinople. Jean-Lucien fut chancelier de l’ambassade de France puis agent principal des Messageries Maritimes. Mère de cinq enfants, Elisabeth décéda quelques mois avant son père, le 27 mai 1875.

- Fortunée naquit le 18 août 1824. Elle se maria à un drogman de l’ambassade Auguste Peltier, le 4 juillet 1844, et lui donna quatre enfants. Elle mourut le 6 décembre 1903.

- Marie-Louise, née le 3 août 1833, elle épousa le français Eugène Perruchot de Longeville (1824-1901), le 18 janvier 1855. Eugène était arrivé à Constantinople en 1846 comme jeune de langues. Il finit sa carrière comme ministre plénipotentiaire de France. Ayant eu six enfants, Marie-Louise décéda à Paris le 29 juillet 1885.

- Finally, Amédée, qui consacra sa vie à sa passion des sciences naturelles. Mais avant de narrer son histoire, revenons aux deux frères de Jacques, en commençant par Antoine.

Antoine, Théodore naquit le 31 mars 1797 à Constantinople. Elève, comme son frère Jacques, du collège Lazariste de Saint-Benoît, il marcha comme nous l’avons dit presque toute sa vie dans l’ombre de son aîné. Pourtant, Antoine fut aussi un grand financier de son temps.

Il semblerait que son rôle dans la maison de banque Alléon ait plus particulièrement consisté à entretenir le côté relationnel des affaires, notamment auprès des autorités turques. Effectivement, c’est toujours Antoine que l’on retrouve dans les repas officiels ou les réceptions de palais, et ce au nom des frères Alléon. Il fut aussi, pour le compte du gouvernement ottoman, membre d’une quantité non négligeable de commissions financières : règlement de la facture impayée de l’éclairage de Péra (1849), règlement de créance entre la France et la Porte au sujet de la régence de Tripoli et des affaires de Syrie (1846), pour ne donner que deux exemples. A ce stade, il est intéressant de rappeler également la participation d’Antoine dans la création puis la gestion d’une municipalité à Péra (1855-1858). Mais il était avant tout un grand banquier, et se vit pour cette raison décoré de la légion d’honneur au titre de chevalier par le gouvernement français (1850) et d’une croix par le Vatican (1863).

Lorsque son frère cessa son activité en 1863, Antoine pensa en faire autant, « après une carrière de cinquante ans ». Il n’en eut pas l’occasion. Sollicité par le gouvernement français pour participer à la création de la Banque Impériale ottomane, il accepta le rôle d’administrateur qu’on lui proposa. Il fit donc partie du premier comité de cet établissement. La Banque Impériale ottomane avait privilège d’émission. C’est pour cette raison que l’on retrouve la signature d’Antoine sur les billets de banque turcs de 1863 à 1881 !

Billet de 2 medjidiés de 1869

 

Lettre non datée, d’Antoine Alléon à son ami Edhem pacha, au sujet du financement des études du fils de ce dernier

Antoine Alléon, dont la fortune était estimée à vingt millions de francs en 1863, semble avoir très peu quitté sa ville au cours de sa vie. Bizarrement, il décéda en France, à Courville, le 25 avril 1881. L’explication est cocasse ! Cet ancien favori du sultan avait en effet dû fuir la capitale ottomane en 1875, après avoir enlevé ses deux filleules, Hélène et Amélie Galenzi, à leur mère Euphrosine Petrococchino. En effet, au moment du décès de leur père (le docteur Thomas Galenzi). Antoine avait envoyé les deux jeunes filles dans un couvent catholique, en France. Il les rejoignit, puis les maria, et vécut le restant de sa vie chez Hélène, dont le mari, Abel Scohyers, était juge de paix. La famille fit rapatrier son corps à Péra, l’année de son décès. C’est donc malgré tout dans sa ville natale qu’il repose. Célibataire, il n’eut jamais d’enfant.

Son frère, Jean, François. Vint au monde le 12 juillet 1798 à Constantinople. C’est le plus obscur des frères Alléon. On ne sait que très peu de choses sur lui. Il aurait dirigé une banque à Paris, ce qui expliquerait le peu d’éléments que l’on retrouve à son sujet à Constantinople.

Il s’était uni en 1846 à Honorine, fille de Mateo Stiepovitch, premier drogman de Prusse à Constantinople. Celle-ci décéda en 1861, sans lui avoir donné d’enfant. S’ensuivit un procès avec sa belle famille qui dura quatre ans, au sujet de l’héritage d’Honorine. Jean l’emporta, mais ce procès est surtout resté dans l’histoire des Levantins un bel exemple de complexité juridique, mêlant protection consulaire et traditions locales. Jean mourut à Büyükdere le 2 septembre 1879. Curieusement, il n’est pas enterré aux côtés de son épouse et de ses parents, dans la crypte familiale. Très investi dans l’association de l’Artigiana, il légua une partie de sa fortune à cette association. Une pierre tumulaire rappelle sa générosité dans la chapelle catholique de l’association (chapelle construite par son frère Jacques, lorsqu’il était président de l’association et que sa fille Célestine décéda).

 

Jean Alléon (1798-1879) | Pierre tumulaire en l’hommage de Jean, située à gauche de l’entrée de la chapelle.

Comme son frère Antoine, Jean avait auparavant adopté une filleule, Marie Isakian. Orpheline, l’enfant avait été élevée aux frais de Jean chez les sœurs de la charité jusqu’au jour de son mariage avec Nicolas Livadari.

 

Jacques Alléon (1792-1876) | Marie Marion-Alléon (1797-1884), et son fils Amédée Alléon (1838-1904)

 

Lettre des frères Alléon aux Rothschild, 2 avril 1857 | lettre datée du 1er mars 1849, où Jacques Alléon informe les frères Rocca de la création de la Banque de Constantinople.
Additionally: Lettre datée du 4 octobre 1851, de Jacques Alléon à Reschid pacha, concernant le mauvais état de la banque de Constantinople. | Lettre datée du 25 mars 1853, de Jacques Alléon au sultan Abdülmecid I, également concernant le mauvais état de la Banque de Constantinople. | Lettre datée du 13 mai 1853, de Jacques Alléon à son ami le baron Sina, de Vienne, où il l’informe d’un changement de gouvernement favorable à leurs affaires de banques | Lettre des frères Alléon aux Rothschild de Paris, datée du 22 août 1860, concernant les salaires des ambassades (les Allén étaient responsables du versement des salaires des employés des ambassades ottomanes).

 

Sophie-Adélaïde Alléon-Cor (1823-1895) | Aimée Marie-Louise Alléon-de Longeville (1833-1885)

Quatrieme et Cinquieme Generations

Revenons maintenant à Amédée Alléon, le dernier fils de Jacques. Il naquit le 8 octobre 1838, à Büyükdere, quelques jours seulement avant le décès de son frère Charles. Il fut par conséquent le seul Alléon de sa génération à pouvoir transmettre le patronyme familial.

Après une enfance dorée et sans histoire sur les rives du Bosphore, son père le poussa en 1863 à entrer dans sa vie d’adulte. Ce fut une année importante pour Amédée. Il avait vingt-cinq ans. Jacques lui proposa de reprendre ses activités, ce qu’il refusa, comme nous savons. Jacques vendit donc son affaire. Il savait que la fortune qu’il laissait à son fils était suffisamment conséquente pour que les coups du sort ne puissent venir de là. Il souhaita ensuite marier Amédée à une jeune fille d’éducation française, et le fit savoir. Il fut mis en rapport, par l’entremise de leur ami commun le vicomte de Montesquiau, avec le baron Alfred Asselin de Villequier. Ce Normand de souche avait encore une fille à marier, Madeleine. Des entrevues eurent lieu, les jeunes gens se plurent, et les choses furent décidées. Amédée Alléon et Madeleine de Villequier s’épousèrent à Paris le 2 octobre 1863. Enfin, et pour en finir avec cette année charnière de la vie d’Amédée, Jacques fit demander au Vatican si son titre de comte, initialement octroyé en viager, put être transmissible à son fils unique. Ce fut accepté le 11 décembre. Amédée devint donc, comme son père, comte palatin, par bref de Sa Sainteté Pie IX.

Si Amédée Alléon refusa de se lancer dans une carrière financière, c’est qu’il avait une passion. Il avait manifesté très tôt un vif intérêt pour les arts et pour la nature, en particulier les oiseaux. Il passait son temps à croquer les poses de volatiles d’après nature, pour les reproduire ensuite sur des sujets qu’il empaillait par des procédés qui lui étaient spéciaux. Ses observations le menèrent à explorer toutes les rives du Bosphore, mais aussi à effectuer de longs séjours en France et dans toute l’Europe du sud-est. Il fut l’un des premiers à explorer, dresser la liste des habitants ailés, et expliquer les migrations de certains oiseaux de Roumélie (Turquie d’Europe), et des actuelles Bulgarie et Roumanie.

Amédée Alléon faisait très peu de cas de ses recherches, de ses collections et de ses publications. Il communiquait peu, ne mettait pas son travail en valeur. Il était cependant membre des sociétés zoologique et entomologique de France, et du comité international permanent d’ornithologie. Il fut récompensé pour les œuvres qu’il présenta aux expositions universelles de Vienne (1884) et Paris (1889).

Il donna trois de ses quatre collections d’oiseaux naturalisés : à un ami, Jules Vian, au gouvernement impérial ottoman (1864) et au collège français des Lazaristes de Constantinople (1889). Celles-ci furent ensuite éparpillées. Il n’en vendit qu’une, de mille exemplaires, au muséum d’histoire naturelle de Bulgarie, qu’il avait d’ailleurs fondé. On peut encore l’y admirer de nos jours. Le muséum national d’histoire naturelle français de Paris avait acquis et conserve encore quelques exemplaires des collections Alléon. Amédée est également l’auteur de deux ouvrages qui, bien que différents, portent le même titre : Nouveaux procédés de taxidermie (1889 et 1898), ainsi que plusieurs études scientifiques. Dans l’histoire, les exemples ne manquent pas où un père eut du génie ou du talent, et son fils ni l’un ni l’autre, se contentant de tirer profit de l’héritage en se donnant l’attitude avantageuse de l’artiste. Si pour Amédée cela est en partie vrai – Il vendit une grande part du patrimoine constitué par son père pour mener un train de vie dispendieux – il n’en demeure pas moins que les études d’Amédée ont passé les épreuves du temps, montrant qu’il avait un véritable talent de naturaliste.

Amédée Alléon décéda le 16 janvier 1904 à Makrikeuy (l’actuelle Bakirköy), d’une crise d’apoplexie, dans la grande demeure qu’il possédait au bord de la Marmara. Son épouse, Madeleine Asselin de Villequier, était une jeune fille de noblesse française, originaire de Normandie. Elle avait quitté sa famille et sa région natale pour suivre Amédée à Constantinople. Elle lui survécut jusqu’au 13 avril 1911. Amédée et Madeleine eurent cinq enfants :

- Inès, née le 1er mai 1865 à Büyükdere, et décédée à Constantinople qu’elle n’avait jamais quittée le 7 octobre 1930. Mariée à Paul le Mesle, un français rentier et veuf, qui avait eut une fille de sa première union (Madeleine le Mesle, 1886-1971). N’ayant pas eu d’enfant, Inès éleva sa belle fille Madeleine.

- Marie, née le 2 août 1866 à Dieppe, et décédée le 4 octobre 1946 à Courbevoie. Elle vécut une grande partie de sa vie en France, et resta célibataire.

- Irma, née le 16 août 1867 à Constantinople, mariée à son cousin germain Eugène de Longeville en 1889. Elle eut de lui trois enfants.

- Maurice naquit le 22 février 1870 à Büyükdere. Rentier, il fut un temps au service du musée d’histoire naturelle de Sofia (1905 à 1908). Maurice avait épousé une Pérote, Evelyne Mille (1876-1972), dont le père Edouard était négociant en céréales. Il rentra en France avec sa femme et ses huit enfants à la fin des Capitulations, en 1923. Il mourut à Paris le 31 juillet 1957.

- Abel né le 4 octobre 1871 à Constantinople. Il aurait eu une maison de commerce à Péra. Abel décéda prématurément le 23 mai 1915, des suites d’une intervention chirurgicale. Il s’était marié en 1897 avec Malvina Dussi, elle aussi fille d’un négociant en céréales, Noël Dussi (1828-1908), que l’on appelait en son temps le prince du Danube tant ses activités professionnelles étaient importantes. Abel eut quatre enfants. Sa famille rentra en France au lendemain de l’armistice de 1918.

 

Amédée Alléon (1838-1904) à 8 ans | Amédée Alléon (1838-1904) vers 13 ans

 

Amédée Alléon (1838-1904) | Madeleine Asselin de Villequier-Alléon (1844-1911)

Taş Okul, la maison que fit construire Amédée Alléon à Makrikeuy en 1865 avec des tuiles et des briques qu’il fit venir spécialement de Marseille. Il conserva cette demeure jusqu’au tremblement de terre de 1895. Rénovée en 2013, c’est aujourd’hui une école.

Comme une voie ferrée passait derrière sa maison, Amédée fit construire également un pont qui l’enjambait…

La seconde demeure d’Amédée Alléon à Makrikeuy, construite après le tremblement de terre de 1895.

 

Maurice Alléon (1870-1957) | Abel Alléon (1871-1915)

Le retour en France ne fut pas facile pour la jeune génération. Paris, Marseille, Rennes, autant de points de chute qui firent que la famille, naguère unie, se retrouva éparpillée. Ensuite, si la France était leur patrie, ce n’était pas pour autant leur pays. Beaucoup ne s’y étaient jamais rendus. La France d’après guerre avait sa culture, ce n’était pas non plus la leur. Immigrés dans leur propre pays, ils vécurent les difficultés de l’intégration. Enfin, le départ de Turquie avait fini d’entamer le patrimoine familial. Il fallu pour chacun entrer dans la vie active. A l’image de leurs aînés, beaucoup tentèrent naturellement leur chance dans les colonies françaises (Maroc, Tunisie, Sénégal, Indochine). Mais ces pays d’adoption ne remplacèrent jamais dans leur cœur le pays de leur enfance. Tous gardèrent de la Turquie le souvenir doux-amer de la nostalgie.

Que reste-t-il de deux siècles de présence Alléon à Péra aujourd’hui ? Quasiment rien. Il n’y a plus aucune trace de leur grandeur passée. Pas de monument ou de mausolée, comme en ont laissé les Camondo, pas de somptueux palais, comme en ont laissé les Zarifi ou les Corpi, pas même une plaque commémorative comme celle en hommage à André Chénier. Le palais d’hiver de Jacques Alléon sur Istiklâl Caddesi (plus tard devenu le magasin Bon Marché) a été détruit dans les années 1970. Le palais d’été de Büyükdere a également disparu, probablement parti en fumée. L’ancienne rue Alléon a été rebaptisée Gazeteci Erol Dernek sokak.

The Alléon ‘winter palace’, 354, Grand Rue de Péra

The Alléon ‘summer palace’, in Büyükdéré

Vues de cartes postales de l’extrémité nord de Büyükdere montrant l’ancien palais d’été des Alléon, au milieu de la rangée, qui existait au moins jusqu’au début des années 1920. L’emplacement est aujourd’hui occupé par une petite maison de plain-pied sans intérêt, exploitée par un restaurant. - informations complémentaires:

Seule trace encore visible, le passage Alléon, nom donné aux deux ruelles en croix qui séparent les immeubles formant la cité du même nom, qui existe toujours, et qui compte 48 appartements. Encore que l’orthographe a été corrigée pour devenir Alyon Geçidi. Enfin, il existe toujours une chapelle dans la crypte de la cathédrale Saint-Esprit, où sont inhumés, bien à l’abri des regards, cinq générations d’Alléon.

De Jean-François à Abel, tous sont là, ensemble. Péra était leur ville. Ils y reposent discrètement.

The chapel of the Alléon family, in the crypt of the Saint-Esprit cathedral

Sources

- Archives du ministère des affaires étrangères français, département des archives historiques, Paris (mémoires et documents, Turquie ; Correspondance politique, Turquie).

- Archives du ministère des affaires étrangères français, centre des archives diplomatiques, Nantes (série E, finances).

- Archives de la chambre de commerce et d’industrie de Marseille, notamment le fonds ancien série J et le fonds nouveau, série M.Q.5.1.

- « Notice biographique sur le comte Amédée Alléon ». Article de Paul Leverkuhn, paru dans l’Ornis de mars 1904.

- « Un commerçant français à Constantinople sous la Révolution française, Jacques Alléon ». Article de Christophe Alléon, paru dans le bulletin des anciens élèves de l’INALCO de mai 2003 - voir:

- Un apothicaire ardéchois à Constantinople, Jean-François Alléon. Article de Christophe Alléon, paru dans le bulletin des anciens élèves de l’INALCO de novembre 2002 - voir:

Pour plus d’informations, veuillez contacter l’auteur de cette page (), qui échangera volontiers événements et anecdotes sur les familles citées.

Submission date August 2020